Texte de Tristan Trémeau, 2024

 

Critique d’art, commissaire d’expositions et docteur en histoire de l’art contemporain, Tristan Trémeau est professeur à l’Esad TALM-Tours et à l’Arba-Esa à Bruxelles.

Frédric Iovino  ©

Exposition

Nécromasse

Chère Clothilde,

Je ne sais pas si on en a parlé un jour, mais me trotte souvent dans la tête une citation d’Auguste Comte, dont j’avais pris connaissance lorsqu’étudiant, et qui me revient en mémoire à l’entame ce cette lettre : « L’humanité se compose de plus de morts que de vivants ». Les raisons et le contexte d’énonciation de cette sentence, venant d’un philosophe positiviste, fondateur d’une religion de l’humanité, inspirateur des commémorations républicaines et laïques à la française des « grands hommes » et des « génies du progrès universel », ne me regardent pas ici et ne concernent nullement ce qui anime ton travail et ce qui m’y attache. On n’est pas là pour se soumettre à l’autorité des morts glorieux dont l’exemple nous éduquerait. On dira qu’Auguste Comte avait prosaïquement et intuitivement raison quant à la proportion des morts par rapport à celle des vivants composant l’humanité depuis son apparition. Des chercheurs estiment en effet que 100 milliards d’humains seraient nés sur Terre depuis l’apparition d’Homo sapiens 50 000 ans avant JC. Ainsi, 14 fois plus de morts que de vivants composeraient ce qu’on nomme l’humanité. Une sacrée masse, un beau compost, un terreau que l’on foule de nos pieds, puisque traditionnellement nous associons, du moins en Occident, la mort au sol. Et on n’a même pas encore comptabilisé les morts non humains, qui composent eux aussi cette masse, ce compost, ce terreau sur lequel nous nous mouvons. Ça peut donner le vertige. Mais singulièrement, cette conscience d’une coexistence permanente, quotidienne, avec ce qui est mort, avec celles et ceux qui sont morts, peut aussi nous assurer d’un lien, d’une appartenante à l’espèce et au vivant, puisque les conditions mêmes du vivant sont rattachées à la mort. Malgré la peine morale et la perte charnelle, que tu apprivoises dans tes toilettes mortuaires, ils et elles nous hantent, ils et elles nous parlent et on leur parle, et la fraîcheur du sol que l’on gratte jusqu’à nous en mettre plein les ongles nous frissonne et qui nous ramène à la chair, à notre chair, au vivant.

Ce que j’aime dans ton travail, c’est ce bel équilibre entre mélancolie et sensualité, gravité et légèreté. Avec Nécromasse, on n’oublie pas qu’on va mourir et on n’oublie pas tous ces inconnus, ces anonymes, ces vaincus peut-être (je te sais plus benjaminienne que comtienne), qui font et fondent notre humanité, notre appartenance à l’espèce. Avec tes rituels de toilette mortuaire, on plonge avec toi dans une transe aimante et soignante, pleurante et obsédante, qui résonne avec les sensations de pâmoison et de dislocation que tu nommes si bien à propos de tes Circulations posthumes. Aller chercher dans la colorimétrie des corps en décomposition des délices chromatiques qui te parent lorsque tu performes, comme ils paraient l’environnement de ton Catwalk psychopompe, et comme ils habitent tes florales reliques de membres disloqués moulés en résine ou en savon, ravit l’amoureux des Reliquaires technologiques de Paul Thek que je suis, et avec lesquels tes sculptures, performances et installations résonnent tant. Éros et Thanatos sont associés dans tes œuvres et processus de création, aux titres de pulsion de vie et de pulsion de mort, comme de bien entendu depuis Freud, mais aussi parce que l’objet du désir peut justement être objectifié par le désir, fétichisé, saisi et approprié par l’aimant.e, par vénération, pour le plaisir ou une quête de satisfaction sexuelle ou platonique, mais encore par peur de la perte, de l’usure, de la disparition du lien et de l’aimé.e.

Il me semble que toutes tes œuvres et les nouveaux modes opératoires apparus progressivement ces dernières années ressortissent à des processus de traduction et de métabolisation des liens entre vie et mort qui habitent ta pratique. Traduction bien sûr, puisque tu passes d’un médium à un autre, d’une langue à une autre, du dessin à la sculpture, de la peinture à la performance, de la gravure à la photographie, attentive à ce qui se déjoue et se rejoue, se transforme et se trahit dans chacune de ces pratiques. Métabolisation aussi, parce qu’il est toujours question à la fois de dégradation et de synthèse organiques, et d’apparition de nouveaux stades (méta) de réflexivité et de mise en œuvre qui se nourrissent et se séparent des contenus et motifs psychiques bruts, inconscients comme conscients — fantasmes, désirs, peurs — qui motivent tes productions. Surtout, ces métabolisations plastiques que l’on apprécie conceptuellement comme sensoriellement, que l’on savoure à distance ou tactilement, selon le statut et la disponibilité au partage de tes productions, traduisent quelque chose de généreux et de gourmand dans ta faculté à inventer et à partager une érotique mélancolique, qui s’inscrit dans une histoire qui va au moins du Baroque langoureux du Bernin au fétichisme camp de Paul Thek, de la sensualité trouble du Caravage au minimalisme kinky et queer d’Anna Natt.

Impatient de voir ta nouvelle exposition et de concevoir avec toi de nouveaux projets collectifs, je t’envoie ces deux photos souvenirs de ce moment magique où Anna Natt activa tes pieds en savon dans les vestiaires à l’entrée de l’exposition Troubles topiques au Centre Tour à Plomb à Bruxelles en juillet 2021.

Bises, Tristan